On ne regarde pas les mêmes films à Paris que dans le reste de la France.
Il y a quelques mois, des journalistes de France Inter s’étonnaient des « films qui cartonnent hors de Paris mais dont les médias ne parlent pas », rebondissant sur le constat de leurs confrères et consœurs du Parisien ou du Point, questionnant ces films à succès « qui ne passent pas à la capitale ».
Parmi les stéréotypes habituels gravitant autour de la vie à Paris, on évoque souvent l’argument économique : les salaires plus élevés à Paris qu’en Province (à Paris, le revenu des ménages les plus aisés est le plus élevé de France métropolitaine) ; l’argument démographique : Paris ville la plus peuplée de France (l’agglomération parisienne représentant 1/6 de la population française) ou encore l’argument (souvent désuet-fantasmé) des intellectuels à Paris (« le prestige intellectuel parisien »). Les données chiffrées sont parfois interprétées dans le sens que l’on veut bien leur donner, à tort ou à raison, et il s’est installé dans l’imaginaire collectif cette fracture entre Paris et le reste de la France, ou encore comme certains aiment l’appeler, « la Province ».
Paris et la Province face à leurs différences culturelles
Dans les faits, il existe bel et bien une fracture territoriale entre régions, départements et villes, qui tend à se creuser. La concentration de l’emploi dans les aires métropolitaines depuis des décennies, la succession de crises financières, de crises du logement et des politiques publiques valorisant les grands centres urbains au détriment des milieux ruraux sont bien souvent tenus comme responsables de cette fracture. Le sentiment « d’être les oubliés », voir un sentiment de « mépris pour la « France d’en bas », s’est développé dans les territoires, et cette scission est encore plus marquée quand il est question de mener des comparaisons entre Paris et Province.
Cette fracture s’appuie sur des faits : par exemple, depuis la fin des années 90, la part des emplois « qualifiés » (c’est-à-dire cadres et professions intellectuelles supérieures) a doublé à Paris, et en 2014, 34,7 % des postes étaient des emplois qualifiés, contre 14,2 % en province. L’exode des cerveaux vers la capitale se poursuit rapidement et sûrement ; et on constate d’ailleurs que dans bien des études menées sur le territoire métropolitain (Elabe, Insee), on segmente les réponses : Paris/région parisienne vs reste de la France.
Les modes de consommation alimentaire n’y échappent pas (c’est à Paris que les produits bio ont la plus grande part de marché), mais plus surprenantes encore sont les préférences en matière cinématographique. A quoi sont-elles dues ?
Qu’est ce qu’on a fait aux Parisiens ?
À y regarder de plus près, à Paris, les comédies françaises sont communément boudées au profit d’autres genres cinématographiques : les films d’auteur, les polars, les thrillers, ou au profit de productions étrangères : les productions type blockbuster, ou les œuvres étrangères diffusées en version originale (VO).
À titre d’exemples extrêmement parlants, la comédie en trois volets Qu’est ce qu’on a fait au bon dieu (2014) de Philippe de Chauveron a réalisé plus de 80 % de ces entrées en « régions » (le nom subtil donné à la Province) et la tétralogie de Les Tuche d’Olivier Baroux plus de 90 % pour le second opus.
Et les chiffres sont encore plus vertigineux quand on parle de la saga « Les Bodins » de Frédéric Forestier (Les Bodin’s en Thaïlande, 2021), diffusés dans seulement deux salles parisienne, ou encore Les Municipaux, des comédies grand public qui enregistrent moins de 2 % des entrées à Paris.
En guise de contre-exemple, le thriller Boîte Noire (2021) de Yann Gozlan avec Pierre Niney a réalisé près d’un tiers de ses entrées à Paris. Les deux œuvres oscarisées danoise et coréenne, Drunk (2020) de Thomas Vinterberg et Parasite (2019) de Bong Joon Ho, initialement diffusées dans les salles en VO à leur sortie, ont respectivement enregistré 35 % et 42 % de leurs entrées en France dans des salles parisiennes.
Comprendre la fracture cinématographique, une mission impossible ?
Difficile de trouver une explication qui éluciderait ces différences de goûts cinématographiques entre la capitale et le reste de la France. Néanmoins, plusieurs clés de lecture et facteurs explicatifs permettent de mieux appréhender ces disparités.
Un premier facteur serait lié aux modes de consommation de l’activité cinéma. Le cinéma est une pratique collective, souvent familiale. Par ailleurs, les comédies grand public/comédies familiales françaises sont le type d’œuvre « cible » des entrées en salle en régions. Si nous corrélons cela avec des données démographiques, nous notons que Paris représente le taux le plus faible de ménages comprenant un couple avec enfant(s), 16,6 % en 2020 contre 34 % pour les chiffres nationaux, donc très peu de familles.
Une autre clé de lecture de cet écart en termes de goûts cinématographiques peut être celle de la perspective sociologique de la distinction de Bourdieu (1979), une référence en sociologie appliquée à la culture. Ce point de vue montre « une homologie entre caractéristiques des films (esthétiques, économiques, symboliques) et les caractéristiques sociales des publics (en termes notamment de capital culturel et de genre) », soit une stratification sociale des goûts en matière cinématographique.
En 2023, le réalisateur Philippe Guillard (Pour l’honneur (2023), Papi Sitter (2020)) expliquait qu’il était compréhensible que les films type « comédies grand public » ne fonctionnent pas à Paris « puisqu’ils utilisent des codes que seuls les gens de province comprennent ». Paris converge de plus en plus vers un modèle commercial et culturel qui trahit les goûts et les préférences de ces classes : les goûts dépendent de la classe sociale et des pratiques associées. Une large portion des emplois qualifiés et des professions intellectuelles supérieures vivent à Paris, et les CSP+ vont deux fois plus au cinéma que les autres CSP : le syllogisme est rapide.
Lost in Frenchlation
Concernant la part de visionnage des œuvres étrangères diffusées en version originale – plus importante dans la capitale qu’en Province – plusieurs explications se côtoient. Dans un article de Télérama, le délégué général de l’AFCAE (Association française des cinémas d’art et d’essai) et responsable programmation des plus gros cinémas indépendants de la ville de Paris expliquait l’importance de tenir des « standards parisiens » comme le fait de proposer les films en VO – en 2016, 61 % des multiplexes VO se situaient à Paris et périphérie parisienne – qui permet selon lui de maintenir une « forme d’élitisme et de noblesse vis-à-vis des spectateurs locaux ».
Par ailleurs les goûts cinématographiques se forgent par l’éducation à l’image, notamment des jeunes publics. Malgré le dispositif national du CNC, des disparités se maintiennent au niveau social et géographique, et l’offre cinématographique est fortement territorialisée : la région parisienne se caractérise par une forte concentration des écrans induisant une diffusion plus large que dans le reste du pays (1 200 écrans pour la région Île-de-France sur les 6 300 écrans en métropole), et le nombre moyen d’entrées en salles des spectateurs de l’agglomération parisienne est deux fois plus élevé que dans les zones rurales.
Cela facilite par ailleurs grandement l’accessibilité physique – au sens géographique – des Parisiens aux salles de cinéma quand il est question pour d’autres de prendre la voiture, les cinémas ayant été progressivement poussés hors des centres-villes depuis près d’un siècle.
Cette éducation au cinéma se présente comme une approche compréhensive des diverses œuvres audiovisuelles ; on « apprend » à apprécier les différents genres cinématographiques, et pas seulement le cinéma populaire, plus accessible, comme on apprend à apprécier la musique classique ou les sorties du dimanche dans les musées parallèlement à d’autres loisirs.
Cette scission en matière de goûts cinématographiques entre Paris et la Province, plus qu’une fracture territoriale, représente bien une fracture sociale ; et bien souvent, les représentations présentes dans les œuvres coïncident aux codes de lecture dont seuls les publics correspondants disposent. Néanmoins, les explications de cette scission sont multiples et additionnelles et il est nécessaire de s’éloigner des questions de distinction de classes et de l’opinion publique (« Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ») car cette fracture est le fruit de données croisées entre capitaux économiques et capitaux culturels qui la façonnent.
Il ne s’agit pas ici de postuler que la seule culture légitime serait celle que les catégories de population les plus aisées cautionnent et consomment, par opposition à une culture dite populaire qui aurait moins de valeur ou moins de sens – on sait depuis l’émergence des cultural studies (1964) que la réalité est bien plus poreuse et plus nuancée. D’ailleurs, cette différence d’appréciation ne peut être généralisée à tous les films diffusés en salles. Par exemple, les films Star Wars (Star Wars : Les derniers Jedi, 2017 ; Star Wars : Le Réveil de la Force, 2015) semblent faire l’unanimité, ils arrivent en tête du nombre d’entrées à Paris et partout ailleurs en France.
Les goûts en matière cinématographique divisent autant qu’ils rassemblent. Dans une France où les tensions sociales sont omniprésentes, la quête de rationalité en la matière n’est pas forcément souhaitable, et le tableau des pratiques culturelles, s’il offre un baromètre politique intéressant, doit s’apprécier au-delà de la fréquentation des salles obscures ; il s’agirait plutôt d’accepter qu’autrui puisse être touché par une œuvre que nous ne trouvons pas à notre goût, sans jugement qui aggraverait cette fracture.
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