Dans un récent ouvrage, le sociologue Albert Ogien remarque que déplorer la dépolitisation des démocraties libérales occidentales est devenu un marronnier du débat public. L’idée sous-jacente à ces critiques – qui peuvent se déployer sur un spectre idéologique très large – est souvent que la dépolitisation serait une menace pour la démocratie. Y souscrire a des conséquences concrètes : on jugera par exemple qu’une « bonne » politique publique est celle qui promeut l’engagement civique et permet, ce faisant, d’endiguer ce qui est présenté comme la spirale mortifère de la dépolitisation.
Il est bien moins fréquent de tenter de faire valoir, en contrepoint, l’idée selon laquelle les noces de la « désertion civique » et de ce que l’historien Marcel Gauchet appelait dès 1990 la « pacification démocratique » ne seraient pas forcément malheureuses. Plus hardiment encore, ne pourrait-on soutenir qu’il serait à la fois logique et bénéfique que démocratisation et dépolitisation avancent de pair ? Nous souhaitons ici proposer quelques pistes de réflexion permettant a minima de considérer ce second possible.
La démocratie comme régime ou comme mode de vie ?
Commençons par rappeler une distinction précieuse entre les compréhensions politiques et sociales de la démocratie : la démocratie comme régime diffère de la démocratie comme mode de vie.
La définition classique de la démocratie s’en tient largement à son étymologie, le pouvoir du peuple, directement ou par le biais de ses représentants. On doit cependant à Tocqueville d’avoir durablement ancré une compréhension moderne de la démocratie comme règne de l’égalité de principe entre les humains, déploiement de l’individualisme et passion du bien-être. Plus récemment, le philosophe Roberto Frega a bien montré comment le projet démocratique avait certes un volet politique important, mais surtout un volet social qui le contient et le contraint.
Les individus des temps démocratiques sont bien plus exigeants que leurs devanciers en termes de libertés de choix, de justice, ou encore de possibilités de s’épanouir personnellement. La démocratisation peut être conçue en ce sens comme le progrès de la satisfaction de ces exigences. Au contraire, une politisation excessive de la vie personnelle et sociale pourrait être, dans cette logique, un obstacle à ces mêmes progrès. Elle pourrait par exemple créer plus de tensions entre les individus, ou encore la vie militante pourrait leur laisser trop peu de temps pour leurs loisirs.
Cela ouvre des pistes pour interpréter avec un regard nouveau deux phénomènes souvent présentés comme des symptômes d’une crise de la démocratie.
L’abstention : une bonne nouvelle ?
L’une d’entre elles consiste en un sens renouvelé qu’il serait possible de donner aux hausses constantes ou presque de l’abstention électorale, largement documentées et commentées à loisir par les analystes politiques. Un lieu commun dans ce domaine est de mettre ce phénomène massif au débit de l’individualisme contemporain, le désintérêt pour la chose publique s’expliquant alors par la passion pour des activités privées jugées futiles. Dans ce type de discours, préférer les plaisirs privés aux engagements publics est considéré comme un choix peu raisonnable et peu responsable. Mais est-ce si certain ?
Il nous semble plus pertinent de réactiver et actualiser une distinction célèbre du penseur Benjamin Constant entre la liberté des Anciens et celle des Modernes. Au regard de cette analyse, il apparaît que la part civique de l’existence individuelle n’est plus considérée par nos contemporains comme la plus intéressante et épanouissante, la vie familiale ou les activités sportives gagnant du terrain sur ce plan. Rien de déraisonnable ou de coupable, donc, mais une dynamique moderne à assumer comme telle.
Risquons-nous à aller plus loin encore : si les citoyens percevaient profondément que l’enjeu d’une élection était vital pour eux, qu’il s’agissait de tout y gagner ou de tout y perdre, sans doute se mobiliseraient-ils bien davantage. Mais peut-on souhaiter que de tels enjeux soient sur la table à intervalles réguliers ? La limitation du pouvoir de transformation concret de l’État sur la société et sur la vie des individus est de longue date un objectif clé des pensées libérales. En ce sens, une dépolitisation individuelle qui serait la conséquence d’une décroissance du pouvoir effectif de la politique comme activité collective sur nos vies pourrait être une bonne nouvelle – si l’on partage une telle sensibilité libérale.
Une désaffiliation politique honorable ?
La conversation politique contemporaine porte également beaucoup sur le brouillage du champ partisan, observable à échelle mondiale, et en particulier d’un clivage droite-gauche longtemps structurant de la politique française. Sur ce panorama évoluent un nombre croisant d’individus désaffiliés, capables d’une grande labilité de positions d’une élection à l’autre.
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Les choses sont en effet moins claires que lorsque les individus étaient immédiatement et entièrement positionnables, comme ce fut le cas par exemple durant les Trente Glorieuses, dans l’opposition entre la France communiste et la France gaulliste. On peut s’étonner du ton positif donné à l’existence de tels antagonismes. Le raidissement des oppositions actuelles entre Républicains et Démocrates aux États-Unis nous rappelle ce qu’elles peuvent avoir de sclérosant et d’irritant.
Certes, un paysage politique plus flou, plus incertain, mais aussi globalement capable d’être en consensus sur quelques principes clés de la démocratie libérale et conscient de la relativisation de son pouvoir de transformation peut avoir un côté « terne » pour certains. Mais il est aussi plus rassurant pour un démocrate ami du pluralisme et de la coexistence pacifique de trajectoires plurielles.
Une différence de stratégie défensive
Déplorer la dépolitisation ou ne pas la considérer avec trop de crainte (voire s’en réjouir en un sens) ? Il nous semble au fond que ces deux positions ont pour arrière-plan un « pari » différent sur ce qui protège les démocraties des risques autoritaires internes. Il s’agit d’une différence de stratégie défensive.
Pour les uns, le bastion de cette défense semble devoir être dans le cœur de chaque individu, qui ferait de son engagement civique un créneau d’un rempart collectif. La promotion de l’engagement dans des politiques publiques françaises comme le « parcours citoyen de l’élève » ou le « service national universel » en sont une illustration concrète.
Pour les autres, la politisation active est davantage le problème que la solution, car elle peut aussi se faire en faveur de mouvements populistes et autoritaires. Il serait donc plus raisonnable de miser, pour la défense de la démocratie, sur des procédures justes et sur le respect des droits des individus. Dans cette option, le légalisme des citoyens est essentiel, mais leur participation politique active l’est moins.
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