On a l’habitude de se demander quel bruit fait un arbre qui tombe dans une forêt solitaire ; il est plus rare de se demander ceux que font les féministes que personne ne veut écouter. On le sait : les femmes ont été prises dans les silences de l’histoire, selon la formule de Michelle Perrot. Il leur a en effet été aussi difficile de sortir de la sphère privée à laquelle elles ont été assignées que de voir leur (pré) nom conservé dans les annales de l’histoire, pour les quelques-unes qui ont su se faire connaître de leur vivant.
Virginia Woolf s’est trompée quand, dans « Une chambre à soi « (1929), elle n’imaginait pas que les petites sœurs de Shakespeare aient pu exister, comme le montre Christine Planté dans son essai fondateur La Petite Sœur de Balzac (1989) qui dresse le tableau de la situation des femmes de lettres au XIXe siècle. Les femmes de lettres ont bel et bien existé : elles ont été effacées de l’histoire littéraire, comme Éliane Viennot l’analyse dans le volume consacré au XIXe siècle L’Âge d’or de l’ordre masculin (2020) de sa série d’études La France, les femmes et le pouvoir. Martine Reid et son équipe démontrent de leur côté dans Femmes et littérature : une histoire culturelle (2020) la présence réelle et les difficultés complexes des femmes de lettres françaises.
L’histoire des féministes accompagne celle des femmes de lettres, au moins depuis Christine de Pizan : elles se sont heurtées aux mêmes difficultés matérielles et symboliques, redoublées parce qu’elles prenaient la plume au nom et en défense de toutes. Pour dénoncer le problème « qui n’a pas de nom », plus large que le malaise des femmes états-uniennes désigné par Betty Friedan, il leur a fallu inventer des stratégies nouvelles pour réussir à faire du bruit.
Les belles échappées
La littérature féministe peut sembler un non-sens : le mot même de « féminisme » ne gagne son sens politique que négativement, au moins sous la plume d’Alexandre Dumas fils en 1872, et il ne commence à être médiatisé qu’avec sa récupération par la militante Hubertine Auclert. Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas eu de féministes avant ? Certainement pas. Jennifer Tamas nous a montré dans son essai Au non des femmes (2023) comment la littérature classique contient de nombreuses résistances féminines.
L’appétence des Précieuses et des conteuses (comme Madame d’Aulnoy) pour le merveilleux s’inclut dans ces résistances, déjà en ce que les femmes qui s’y adonnent s’échappent d’un monde particulièrement phallocrate. C’est ce que font aussi, plus récemment, les littératures de l’imaginaire, de la fantasy à la science-fiction : ces belles échappées sont déjà des moments volés au temps quotidien. Elles exploitent surtout les potentialités de la littérature : parce qu’elle déploie des mondes qui n’existent pas, la littérature est un lieu propice à l’invention de nouveaux possibles.
Les contes de Madame d’Aulnoy expérimentent des mondes dans lesquels les tâches ménagères s’effectueraient par magie, et de la main des hommes ; La Main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin questionne la façon dont des humanités différentes peuvent faire lien sur une planète où les humains sont, la majeure partie du temps, sexuellement indifférenciés. Les explorations des littératures de l’imaginaire ne sont pas toujours théoriques, même quand elles mettent en scène et interrogent des concepts comme le genre : elles se font par des approches souvent plus sensorielles et intuitives, mais aussi par des changements de perspective.
Le « feminist gaze » : un regard déplacé
Prendre la parole en féministe, c’est plus que rompre le silence traditionnellement assigné aux femmes : c’est le faire en engageant sa littérature pour défendre l’ensemble des femmes. Cet engagement se fait en décentrant, en déplaçant ce que Laura Mulvey a appelé le male gaze pour le cinéma : le male gaze, c’est ce regard qui, dans les films, se fait le relais d’un spectateur, supposé masculin et un peu voyeur, avec surplomb et objectification des corps des femmes. À ce male gaze, Iris Brey a opposé un female gaze, fondé sur une approche phénoménologique. Quoique très stimulant, ce female gaze ne saisit pas la dimension politique d’une partie des productions culturelles qui luttent contre le male gaze. Le concept de feminist gaze, ou « regard féministe », que je propose dans un essai, Des Femmes et du style : pour un feminist gaze (Divergences), signe l’engagement politique d’autrices ou d’auteurs dans et par leurs textes : il rassemble les différentes stratégies de lutte contre l’exploitation et la dévalorisation des femmes fondées sur un déplacement et une refondation du regard.
Il s’agit moins de questionner les histoires racontées que de la façon dont ces histoires sont racontées. Le regard féministe sur le monde refuse la prédominance du male gaze ; il mobilise un ensemble de savoirs féministes que la littérature peut transmettre. C’est un regard déplacé, c’est-à-dire posé sur des choses habituellement invisibles ou tues, par exemple sur la façon dont l’enfermement domestique altère la vie des femmes, parfois jusqu’à la folie. C’est le sujet de la nouvelle « Le Papier peint jaune » (1892) de Charlotte Perkins Gilman : toute la nouvelle est un journal tenu par une jeune accouchée à laquelle la chambre est prescrite par son mari médecin et dont on ne sait si elle est la proie d’hallucinations ou de phénomènes surnaturels – la narratrice est-elle fiable ?
Regard déplacé aussi, car il déplace les limites de la pudeur. Les textes d’Annie Ernaux participent pleinement de cette impudeur, elle dont L’Événement (2000) raconte l’avortement, alors illégal, dans tous ses détails anatomiques, sensoriels et mémoriels, incluant « une violente envie de chier » autant que la vision du fœtus expulsé. Le partage de cette expérience ainsi rendue visible est déjà en soi un acte politique et transgressif qui met à mal les lois misogynes, comme la pudeur imposée aux femmes. Ernaux renoue là avec une tradition de figure de style féministe ancienne, que j’identifie sous le nom de « trivialia » : ce sont des moments de rupture, qui interrompent des développements, souvent plus généraux ou théoriques, pour ramener à des réalités sordides, impudiques, souvent faites de violences sexuelles. On les trouve déjà chez les Saint-Simoniennes, fondatrices du premier journal féministe français, La Femme libre. Apostolat des femmes (1832-1834) ou chez Claire Démar, dans son brûlot posthume Ma loi d’avenir (1834). C’est chez cette dernière que l’on retrouve souligné (par les italiques, appartenant aux jeux typographiques caractéristiques du saint-simonisme) le criant écart entre les clichés romanesques et la déception érotique :
« C’est que bien souvent, au seuil de l’alcôve, une flamme dévorante est venue s’éteindre ; c’est que bien souvent, pour plus d’une grande passion, les draps parfumés du lit sont devenus un linceul de mort ; c’est que plus d’une, peut-être, lira ces lignes, qui le soir était entrée dans la couche d’hymen, palpitante de désirs et d’émotions, qui s’est relevée le matin froide et glacée. »
C’est déjà en faisant du privé une chose publique et politique que la littérature se fait féministe.
Les perspectives du féminisme
Le feminist gaze est un regard déplacé : il est aussi un regard qui déplace et qui recompose les perspectives. La romancière Ursula Le Guin le théorise dans un article célèbre, « Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse » (1986) : la « théorie de la fiction panier » qu’elle propose refuse le schéma de récit traditionnel, qu’elle assimile à une flèche, pour suggérer de nouvelles formes de récit, représentées par le contenant du panier, accueillant des histoires non héroïques, mais qui peuvent être plus anecdotiques ou collaboratives.
Les récits polyphoniques, qui sortent du schéma monohéroïque et laissent une large part aux conversations, aux voix des personnages, comme dans le best-seller oublié Toilettes pour femmes (1977) de Marilyn French ou la pièce de théâtre de Leonora Miano, Fille d’Amanitore (2023), appartiennent à ces nouvelles histoires, comme celles qui montrent des changements de perspective narrative. L’engagement politique imprègne ainsi toutes les dimensions du texte, de manière exemplaire dans l’œuvre de Monique Wittig, dont l’association Les ami·e·s de Monique Wittig commémore cette année par de nombreux événements publics les vingt ans de la disparition. L’ambition du Corps lesbien (1973) est ainsi d’écrire « un livre entièrement lesbien », comme elle le précise dans « Quelques remarques sur le corps lesbien », c’est-à-dire de faire du sujet lesbien un sujet à portée universelle et pour cela de « chercher une forme nouvelle […] sur cela même qui n’ose pas dire son nom » – processus au fondement de toute dénonciation politique comme de toute littérature.
Azélie Fayolle vient de publier l’essai Des femmes et du style. Pour un feminist gaze (Divergences, 2023) et tient depuis 2018 la chaîne YouTube littéraire Un grain de lettres.
Cette chronique a été reproduite du mieux possible. Au cas où vous projetez d’apporter des modifications concernant le thème « Web desing » il est possible de contacter notre journaliste responsable. Le but de leakerneis.fr est de trouver sur internet des données sur le sujet de Web desing puis les diffuser en tâchant de répondre au mieux aux interrogations des internautes. Cet article, qui traite du thème « Web desing », vous est spécialement proposé par leakerneis.fr. Il est prévu divers travaux autour du sujet « Web desing » à brève échéance, on vous invite à naviguer sur notre site internet aussi souvent que possible.Vous pouvez lire cet article développant le sujet « Web desing ». Il est fourni par l’équipe leakerneis.fr. Le site leakerneis.fr est fait pour publier plusieurs publications autour de la thématique Web desing publiées sur la toile. L’article original est réédité du mieux possible. Si vous envisagez d’apporter quelques modifications concernant le sujet « Web desing », vous êtes libre de contacter notre équipe. Prochainement, nous présenterons d’autres informations autour du sujet « Web desing ». De ce fait, consultez régulièrement notre blog.