C’est une absence remarquable. La fashion week de New York, qui se tient du jeudi 7 au mercredi 13 septembre, ne verra pas défiler Thom Browne, président du Conseil des créateurs de mode américains (CFDA). Le designer, qui fait partie des meilleurs éléments de la scène américaine, a beau remplir la plus haute fonction au sein des institutions depuis octobre 2022, il n’en demeure pas moins aimanté par Paris, où sa ligne de prêt-à-porter défile régulièrement depuis douze ans.
En juillet, le créateur de 57 ans a même franchi un cap en entrant dans le cercle restreint de la haute couture parisienne. Au Palais Garnier, son défilé mettait en scène la mannequin Alek Wek, entourée de personnages dans des tenues grises d’une virtuosité étonnante. Où les fils de laine, de soie, utilisés comme des pinceaux, dessinaient des paysages marins évoquant sa Côte est natale : un homard géant brodé le long de la colonne vertébrale, des sequins carrés reproduisant des crabes pixellisés, des bandeaux de tulle imbriqués et piqués de perles mimant le mouvement des vagues.
La sophistication des pièces n’avait rien à envier aux maisons historiques de couture, mais le maquillage et les perruques clownesques donnaient à l’ensemble un côté décalé. « La haute couture est une discipline sérieuse, donc si on la met en scène avec sérieux, ça devient ennuyeux », justifie le créateur qui, vingt ans après la création de sa marque, à New York, prouve qu’il compte parmi les grands de son époque. Ceux qu’on a envie d’entendre parler de mode, d’autant plus qu’il reste peu connu en France.
Mais si Thom Browne déploie une fantaisie extraordinaire à travers ses shows et ses vêtements, c’est une autre affaire en interview. Rencontré à Paris le lendemain de son défilé haute couture, l’Américain, cordial et chaleureux, ne dévoile rien. Souriant, il revient invariablement à son obsession pour la qualité, à sa volonté d’être fidèle à ses valeurs. Lesquelles ? « Faire les choses bien, avec conviction, dans le respect des autres. » A défaut de déclarations fracassantes, son parcours éclaire le personnage.
Vendeur chez Armani
Thom Browne semble aujourd’hui vivre pour la mode (et vit d’ailleurs à Manhattan avec le « M. Mode » de New York, Andrew Bolton, conservateur du Costume Institute du Metropolitan Museum of Art), mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le designer est né à Allentown, grande ville de Pennsylvanie, où ses parents étaient avocats. Dans sa jeunesse, il participe à des compétitions de natation, fait partie de l’équipe d’athlétisme à l’université de Notre Dame (Indiana), où il étudie l’économie. Une fois diplômé, il devient consultant, puis emménage à Los Angeles : il se rêve comédien, apparaît dans quelques publicités, rejoint la Guilde des acteurs, syndicat de la profession. Le nom de « Tom Browne » étant déjà pris, il ajoute un « h » au sien pour s’en distinguer. Sa carrière cinématographique sera brève, mais le « h » demeurera.
En 1997, il emménage à New York. Pour gagner sa vie, il devient vendeur chez Armani, puis chez Club Monaco, enseigne de prêt-à-porter rachetée en 1999 par Ralph Lauren. Ce dernier le repère et lui propose de rejoindre les équipes créatives. « Ralph Lauren sait déceler le potentiel des gens », affirme Thom Browne. Et qu’a-t-il vu chez lui ? « Je suis bon pour proposer des idées et créer des vêtements qui racontent des histoires. »
Il commence à fabriquer des vêtements pour son compte en 2001, avec cinq costumes sur mesure. « A une époque où tout le monde portait des jeans et des tee-shirts, il désirait ardemment remettre au goût du jour le costume américain et il avait une idée précise de la manière de s’y prendre », analyse Miki Higasa, attachée de presse américaine, qui l’a accompagné à ses débuts.
En 2003, Thom Browne lance officiellement sa propre marque et ouvre une petite boutique dans le Meatpacking District, à New York. « Au début, dans son showroom, il devait y avoir deux chemises et trois costumes. Mais avec des couleurs, des matières et des coupes parfaites, se souvient Sarah Andelman, fondatrice de la boutique parisienne Colette (fermée en 2017), qui a soutenu Thom Browne dès le lancement de sa griffe. Ses vêtements étaient si bien réalisés que les vendeurs [de Colette] adoraient les porter, et ça donnait envie aux clients. »
Au cours des années 2000, le style Thom Browne s’étoffe jusqu’à devenir un uniforme complet et mixte à partir de 2011, avec le développement de la ligne femme : la chemise impeccable est portée sous un cardigan en laine et une veste aux épaules arrondies, avec un pantalon un peu court, le tout de couleur anthracite. Un ensemble qui pourrait paraître banal, si plusieurs détails ne le rendaient unique. La petite étiquette blanche cousue en bas de la chemise sur laquelle le nom de Thom Browne est écrit à la main. Le ruban en gros-grain rouge, blanc et bleu brodé le long de la boutonnière du gilet ou dans la doublure d’une veste – un clin d’œil aux médailles gagnées lorsqu’il nageait. Ou encore quatre bandes parallèles positionnées autour de la manche – qui lui ont valu plusieurs procès de la part d’Adidas, l’équipementier allemand jugeant ce sigle trop proche du sien. En 2023, la justice américaine a donné gain de cause à Thom Browne.
« En partant de zéro, Thom a créé une marque complète, avec un vocabulaire stylistique très identifiable, un univers qu’il incarne lui-même », estime Sharon Coplan Hurowitz, éditrice indépendante new-yorkaise et cliente de longue date. Car, contrairement à la plupart des designers, Thom Browne s’habille avec les pièces qu’il vend. « Comment pourrais-je m’attendre à ce que les gens portent mes vêtements si je ne le fais pas moi-même ? », se défend celui qui apparaît toujours en costume-short gris d’un chic irréprochable, avec des chaussettes en laine et des derbies en cuir. « Ce costume-short, c’était une nouvelle silhouette dans le paysage de la mode masculine, ça a changé la vie de certains hommes, estime Sarah Andelman. Ses clients lui sont très fidèles, c’est presque un club. » « Le plus satisfaisant, quand on porte du Thom Browne, c’est ce sentiment de faire partie d’une communauté », confirme Sharon Coplan Hurowitz.
Des shows spectaculaires
Une communauté que Thom Browne a agrandie au fil du temps, à coups d’opérations ingénieuses. En 2006, il noue un partenariat de trois ans avec le champion du costume masculin américain Brooks Brothers, qui popularise son nom outre-Atlantique. Pendant neuf ans, il collabore avec la star de la doudoune de luxe Moncler, pour sa Gamme Bleu, qui défile à Milan. Ses shows déjà spectaculaires lui permettent de se faire connaître auprès d’un public européen et de diffuser son univers tailoring chic auprès de fans de sportswear. En 2018, le groupe italien Zegna achète 85 % des parts de la marque Thom Browne, séduit par son identité forte, son design innovant, son approche artisanale. Depuis cette acquisition, l’entreprise a doublé de taille. Elle compte aujourd’hui plus de 450 employés et 350 distributeurs répartis dans une quarantaine de pays. L’objectif est de maintenir cette croissance.
« Parfois, j’ai l’impression que nous ne sommes qu’au début de l’aventure. Tant de personnes ne connaissent pas mes collections ! », glisse Thom Browne. « Aux Galeries Lafayette, sa clientèle est essentiellement composée d’Asiatiques et d’Américains, qui sont prêts à investir dans des pièces décalées, confirme Alice Feillard, directrice de l’offre et des achats pour l’homme au grand magasin parisien. Sa mode à la fois humoristique et luxueuse parle moins aux Français, qui se concentrent sur des achats plus classiques. »
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