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Quand art et sciences économiques s’associaient pour parler au plus grand nombre

La Première guerre mondiale fut une atroce boucherie et une immense désillusion morale. Les promesses ouvertes par la révolution industrielle et la philosophie positiviste du siècle précédent s’étaient fracassées sur la réalité de la guerre avec un bilan sans appel : vingt millions de morts toutes nations confondues et autant de blessés graves.

L’armistice signé, l’opinion publique prenait conscience que les progrès de la science, célébrés par les utopies socialistes ou dans les romans d’anticipation de Jules Verne, avaient aussi été à l’origine des gaz mortels et des divers outils de destructions massives qui avaient participé à ce massacre. À partir de 1917, de nombreux soulèvements ont lieu, à commencer par la Russie. Dans la vieille Europe comme aux États-Unis, une part significative de la population est séduite par les idées des mouvements populistes : le parti national-socialiste en Allemagne, le Ku Klux Klan aux États-Unis, les fascistes en Italie et divers autres groupes d’extrême droite en France, en Angleterre ou en Autriche. Dans la plupart des pays avancés s’ouvre alors une période de remise en cause profonde des idéaux modernes.

La science économique n’a pas été épargnée par ce climat de défiance. Confrontée à la planification des activités économiques qui a permis la victoire de l’Entente, la théorie du marché parfait des économistes mathématiciens apparaît désormais comme une utopie un peu vaine. Comme nous l’avons montré dans un article publié dans une revue historique américaine, de nombreuses critiques voient le jour dans les années 1920 contre la spécialisation grandissante de la discipline et son isolement par rapport à une population traumatisée par le conflit mondial et la Révolution russe.

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Des ingénieurs, des sociologues et des économistes, inquiets de cette déconnexion croissante entre la population et les théories sociales et économiques, pensent alors qu’il est nécessaire de créer des outils et des méthodes pour unifier les sciences sociales et développer un véritable dialogue avec le peuple. Une autre éducation économique était nécessaire. Ils imaginent notamment de nouveaux visuels comme moyen de répondre à ce défi.

Photographie et statistique sociale aux États-Unis

Outre-Atlantique, ce sont les associations de travailleurs sociaux qui sont les plus ouvertes à cette nouvelle approche. Leur principal média, le Survey, propose, en particulier dans son supplément graphique, une large sélection de représentations visuelles des faits économiques et sociaux : photographies, diagrammes mais aussi tableaux, portraits et autres formes d’illustrations. Sur le plan universitaire, c’est un manuel d’introduction généraliste, American Economic life, rédigé par Rexford Tugwell – un proche du futur Président Franklin Roosevelt – et son assistant Roy Stryker, qui popularise cette pratique pédagogique.

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Photographie de mécanicien, par Lewis Hine.

Ces publications font la part belle aux photographies de Lewis Hine. Après des études de sociologie, ce dernier devient professeur à New York au début du XXe siècle. C’est pour des raisons pédagogiques qu’il commence à photographier de manière systématique les migrants européens arrivant à Ellis Island, porte d’entrée des États-Unis située à l’embouchure du fleuve Hudson. Bientôt convaincu de la capacité de la photographie à sensibiliser et faire comprendre les problèmes sociaux et économiques, non seulement aux décideurs, mais aussi au plus grand nombre, Hine décide d’abandonner l’enseignement et de se consacrer à plein temps à son activité de « photographe social ». Impliqué dans des enquêtes d’envergure à Pittsburgh puis à New York, il se mit à produire régulièrement des « portraits du travail » dont l’objet était d’offrir une vision positive et émancipatrice des salariés anonymes de l’industrie, comme ce célèbre portrait de mécanicien.

La photographie n’est cependant pas le seul type de support visuel utilisé. On trouve également des dessins, des schémas, des représentations statistiques, parfois illustrées pour leur donner une forme plus agréable pour le lecteur. Les auteurs du manuel American economic life et du magazine The Survey s’inspirent notamment de l’ouvrage publié en 1914 par l’ingénieur Willard C. Brinton consacré aux méthodes graphiques de présentation des faits sociaux. Ce dernier y explique en introduction qu’il a écrit un ouvrage destiné « à l’homme d’affaire, au travailleur social et au législateur ». Il a, pour cela, cherché à éviter tout symbole mathématique au profit d’une présentation purement graphique.

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Comparaison des régimes alimentaires des citoyens américains et allemands. Extrait du manuel American Economic Life

On y trouve ainsi de nombreux outils visuels devenus très courants, mais tout à fait nouveaux pour l’époque comme ce « camembert » comparant la composition des régimes alimentaires des citoyens américains et allemands.

La recherche d’une clarté maximale

En Europe aussi, nombreux sont ceux qui ne sont pas satisfaits par l’économie « classique » et s’intéressent aux méthodes visuelles pour éduquer et émanciper les classes populaires. Le photographe allemand August Sander s’engage, par exemple, dans un projet assez similaire à celui de Lewis Hine. Il veut rendre compte de manière visuelle des différents groupes sociaux, qu’ils soient visibles comme celui des artistes modernistes qu’il côtoyait, ou modestes comme celui des paysans qu’il allait rencontrer à la campagne. Ses œuvres participent du mouvement artistique et intellectuel dit de « La nouvelle objectivité », qui fut récemment l’objet d’une exposition au Centre Pompidou.

Parallèlement aux photographies de Sander, l’historien, économiste, philosophe des sciences et directeur du Musée de l’économie et de la société de Vienne, Otto Neurath, met au point une méthode scientifique de visualisation simplifiée des statistiques économiques et sociales. Elle est appelée « Méthode viennoise », puis « Isotype ». Neurath était par ailleurs membre du célèbre Cercle de Vienne qui développait une pensée empiriste et logique, et coauteur de son influent manifeste. Ses principes pédagogiques reposaient sur les expériences scientifiques des psychologues viennois de son époque.

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Exemple typique d’isotype créé par l’équipe d’Otto Neurath au Musée de Vienne.

Otto Neurath, avec sa future épouse Marie Reidemeister, a imaginé sa méthode au croisement de ses conceptions philosophiques et politiques sur le langage et le rôle du savoir dans la société, et des recherches visuelles initiées par les artistes du groupe des « Progressifs de Cologne », tels que Gerd Arntz et Franz Whilem Seiwert. Comme le montre cette représentation du nombre de travailleurs dans l’industrie sidérurgique, l’isotype repose sur un principe de clarté maximale qui exige la simplification des objets représentés, mais aussi la conversion des unités statistiques en icônes. Le tableau statistique était alors reconstruit sous la forme d’une histoire visuelle, compréhensible même pour ceux qui n’avaient pas eu la chance de bénéficier d’une éducation classique avancée. La standardisation des pictogrammes et des codes couleur utilisés, conçue avec son principal collaborateur visuel, Gerd Arntz, renforçait cette lisibilité en permettant un apprentissage visuel des classes populaires.

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Une du Survey Graphic, numéro de Mars 1932.

Activiste socialiste et promoteur de l’universalisme sur les plans politique et culturel, Neurath profite de toutes les occasions pour internationaliser sa méthode, ouvrant des succursales en Allemagne, en Angleterre et en Union soviétique au début des années 1930. Il noue aussi de nombreux contacts aux États-Unis, à New York et Chicago, et arrive à convaincre les éditeurs du Survey de publier son travail.

De l’engouement à l’échec

Des statistiques visuelles « à la Neurath » se répandent alors rapidement dans des journaux et magazines américains. L’administration Roosevelt joue un rôle essentiel en initiant un vaste programme de communication politique qui vise à montrer l’état du pays, en particulier des zones rurales ravagées par des années de crise économique et les épisodes climatiques, mais aussi à promouvoir les politiques du New Deal. La plus célèbre de ces initiatives est sans doute le recueil de photographies de la Farm Security Administration, coordonné par Roy Stryker, qui encore aujourd’hui oriente largement notre vision de cette époque, notamment à travers les clichés de Dorothea Lange ou Walker Evans.

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Migrant mother, par Dorothea Lange, une des photographies les plus connues du programme de la Farm Security Administration.

À côté de ces photographies qui s’apparentent au projet initié par Lewis Hine, l’administration Roosevelt multiplie les représentations visuelles dans ses documents officiels pour illustrer et justifier ses politiques. Ces figures ne se contentent plus de représenter des données, mais parfois aussi des processus économiques ou des concepts théoriques comme le multiplicateur keynésien, lequel sera largement diffusé dans les manuels d’économie d’après-guerre.

Bien qu’ils soient utilisés de manière massive dans les principaux magazines d’information créés dans années 1920 et 1930 (Time magazine, Newsweek et Fortune), ces objets visuels furent néanmoins très rapidement discrédités sur le plan scientifique. Plusieurs scandales éclatèrent à propos d’images « arrangées » par les photographes du groupe Stryker, remettant en cause leur neutralité comme source d’information à la fois pour le public, mais aussi pour les chercheurs en sciences sociales. Les statistiques visuelles sont également sévèrement critiquées pour leur manque de précision et leur caractère trop publicitaire. Aussi, malgré la publication de quelques ouvrages remarquables comme Un exode américain, co-écrit par l’économiste Paul Douglas et Dorothea Lange, ce mouvement de visualisation a rapidement quitté la sphère des sciences sociales pour intégrer celle de la communication, du journalisme et la publicité.

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Le multiplicateur keynésien, vu par l’administration Roosevelt.

Cet échec met en perspective l’écart très souvent dénoncé entre les experts de l’économie et la population sur des sujets essentiels tels que l’inflation ou la dette publique. À se complexifier, la science crée simultanément une difficulté, voire une incapacité, à se rendre compréhensible par le plus grand nombre. Le mouvement « autisme-économie » prônait par exemple, au début des années 2000, une réforme de l’enseignement de l’économie qui ne décrivait, selon ses membres, que des « mondes imaginaires ». L’histoire nous apprend que le dilemme entre la volonté de scientificité et la nécessité de se faire comprendre par les citoyens est ancien et qu’il n’existe pas, à ce jour, de solution complètement satisfaisante pour y répondre.

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