De nouvelles révélations dans l’enquête sur le sabotage des gazoducs Nord Stream suggèrent l’implication de plusieurs ressortissants ukrainiens, d’après le quotidien Süddeutsche Zeitung. Mais cela ne signifie pas, pour autant, que Kiev en est à l’origine.
C’est l’un des dossiers politiquement et diplomatiquement les plus sensibles du moment. Les efforts pour découvrir les responsables du sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 en septembre 2022 auraient permis de resserrer sensiblement les filets autour d’au moins deux Ukrainiens, souligne le journal allemand Süddeutsche Zeitung, à l’issue d’une enquête publiée dimanche 21 mai et menée avec d’autres médias allemands, polonais et danois.
Cette affaire a vu les suspects se multiplier depuis que les autorités allemandes, suédoises et danoises s’en sont emparées en octobre 2022. Les Russes ont d’abord été accusés, puis les Britanniques, les Ukrainiens et même les Américains ont également été mis en cause. Tout le monde semblait avoir une raison de vouloir saboter ce célèbre et controversé pipeline. Mais les indices concrets manquaient pour faire pencher la balance en faveur de l’une ou l’autre des théories.
Agence de voyage fictive
Le voile commencerait à se lever, affirme le Süddeutsche Zeitung. Tout commence par une mystérieuse agence de voyage. Sise dans une petite rue calme de Varsovie, Feeria Lwowa se vante de travailler avec plusieurs tour-operateurs.
Seul problème : sur place, il n’y a qu’une “toute petite pièce, avec trois ordinateurs et quelques documents”, a constaté le quotidien allemand. La même adresse est, en outre, partagée par une centaine d’autres sociétés.
Feeria Lwowa a donc tout de la société fictive. Elle représenterait cependant “la piste la plus prometteuse des enquêteurs allemands pour découvrir qui est à l’origine du sabotage”, a appris le Süddeutsche Zeitung.
C’est en effet par l’entremise de cette fausse agence de voyage qu’a été loué le yacht Andromeda, utilisé par une équipe de six personnes soupçonnées depuis plusieurs mois d’être les responsables du sabotage.
Des révélations du magazine allemand Der Spiegel et des quotidiens nord-américain Wall Street Journal et New York Times avaient commencé à détailler, en mars 2023, l’étrange périple entrepris par Andromeda quelques jours avant l’explosion, le 26 septembre 2022.
Les six suspects – dont certains ont présenté des passeports ukrainiens aux autorités portuaires – ont embarqué à bord de ce yacht d’une quinzaine de mètres de long à Rostock, au nord de l’Allemagne.
L’une de leurs escales intéresse tout particulièrement les enquêteurs. L’Andromeda s’est arrêté quelque temps au large de l’île danoise de Christianso, qui se trouve à proximité des sites des trois explosions qui ont endommagé les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2.
Les six suspects ont aussi laissé à bord du yacht des traces d’un explosif “de qualité militaire et qui peut être utilisé sous l’eau”, d’après les conclusions des enquêteurs, affirme le Süddeutsche Zeitung.
La piste la plus prometteuse ?
Mais ces individus ont disparu de la circulation. La piste du Feeria Lwowa apparaît ainsi comme la plus prometteuse pour tenter de remonter jusqu’aux auteurs de ce sabotage. Surtout qu’elle a déjà permis d’identifier au moins deux personnes.
La première est une Ukrainienne de 55 ans qui a confirmé au Süddeutsche Zeitung être la directrice de Feeria Lwowa depuis 2021. Mais cette femme apparaît aussi comme la responsable d’autres sociétés écrans en Pologne et en Ukraine. “Pour les autorités allemandes, elle est une femme de paille qui permet au véritable responsable de rester dans l’ombre”, note le Süddeutsche Zeitung.
Les enquêteurs ont aussi réussi à identifier l’un des membres de l’équipage de l’Andromeda, grâce aux passeports qui ont été transmis au propriétaire du yacht par l’agence Feeria Lwowa. Les documents d’identité sont des faux, mais certaines informations ont permis aux autorités de découvrir que l’un d’eux, qui s’était présenté comme un Roumain, est en réalité un Ukrainien originaire d’une ville au sud de Kiev et actuellement engagé sur le front contre la Russie.
“Ce sont à ce jour les informations les plus complètes sur les auteurs potentiels de ce sabotage”, affirme Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité russe et consultant pour le New Line Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
D’autres pistes ont émergé au fil des mois, à commencer par la thèse d’une responsabilité russe. Une hypothèse qui repose sur un nombre anormalement élevé de remorqueurs militaires russes aux alentours des lieux des explosions. Mais “c’est une piste qui semble froide pour les enquêteurs allemands. Ils ont analysé, avec l’aide de l’armée, les mouvements de ces bateaux sans pouvoir déceler de comportement anormaux”, note le Süddeutsche Zeitung.
Washington a également été accusé d’avoir fait exploser un gazoduc que les États-Unis ont toujours dénoncé. Cette thèse soutenue par Seymour Hersh, un journaliste d’investigation nord-américain qui a reçu le prix Pulitzer en 1970, a été officiellement démentie par la Maison Blanche.
Le mystère demeure sur le donneur d’ordre
Mais si les nouvelles révélations semblent dissiper quelques nuages, “elles permettent uniquement d’avoir une idée plus précise de la façade mise en place pour exécuter le plan”, nuance Jeff Hawn. L’aspect opérationnel semble impliquer plusieurs Ukrainiens, mais ce n’est pas la “preuve irréfutable que Kiev est le donneur d’ordre”, ajoute cet expert.
Les enquêteurs “estiment que le niveau de professionnalisme et de préparation suggèrent qu’un service de renseignement étatique est impliqué”, souligne le New York Times, qui avait été le premier média à évoquer la piste ukrainienne.
“Rien n’empêche les services de renseignement américain, polonais ou même russe d’avoir recruté des Ukrainiens pour exécuter leurs plans”, assure Jeff Hawn. Le recours à des ressortissants étrangers est une pratique courante dans l’histoire des services secrets, notamment russes. Pour lui, découvrir l’officine qui a tiré les ficelles en coulisses risque de prendre des années.
Tant que la guerre fera rage en Ukraine, il y a peu de chance d’avoir le fin mot de l’affaire, estime le Wall Street Journal. Surtout s’il s’avère que l’opération a effectivement été décidé par Kiev. “Toute preuve d’une implication directe de l’Ukraine pourrait avoir détérioré l’unité du soutien occidental à l’Ukraine. Un tel scénario serait particulièrement sensible en Allemagne qui a mis du temps à se départir de sa position pacifiste pour soutenir l’Ukraine”, ajoute le quotidien nord-américain.
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