ENTRETIEN – La défense de l’Hexagone «découle d’une vision gaullienne d’une France indépendante devant compter sur ses propres moyens», rappelle le chercheur Léo Péria-Peigné.
Léo Péria-Peigné est chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), et spécialiste des armements. Il publie Géopolitique de l’armement, instrument et des reflets des relations internationales (Le Cavalier Bleu, juin 2024).
LE FIGARO.- En quoi le salon Eurosatory, qui se termine ce vendredi, est-il représentatif de la géopolitique de l’armement ?
Léo PERIA-PEIGNE.- En tant que plus grand salon de l’armement au monde, Eurosatory donne un aperçu intéressant des équilibres et évolutions du monde de l’armement. La nature des systèmes exposés en dit souvent long sur l’évolution des conflits en cours : relativement peu présents à l’édition 2022, les systèmes de lutte anti-drone ou de brouillage sont très présents en 2024. Rheinmetall présente ainsi sa tourelle Skyranger sur quatre véhicules différents pour promouvoir sa versatilité. Les drones sont encore plus présents qu’il y a deux ans, avec un intérêt de plus en plus marqué pour les drones suicides ou les drones longue portée.
La taille et le placement des stands peuvent aussi être étudiés : les stands les plus proches des entrées principales sont ainsi souvent ceux d’entreprises ayant eu de bons résultats ou de nouveaux produits prometteurs. Déjà en 2022 et à nouveau ici, Sig Sauer (l’un des plus grands fabricants d’armes au monde, NDLR) présente les futurs fusils d’assaut et mitrailleuses légères de l’armée américaine.
Quelle est la particularité de la géopolitique française de l’armement ?
Paris possède une position particulière, car elle a eu pendant longtemps une industrie holistique qui produisait une gamme complète d’armement, du fusil d’assaut au porte-avions nucléaire. Ce choix découle d’une vision gaullienne d’une France indépendante devant compter sur ses propres moyens. Cependant, notre base industrielle et technologique de défense (BITD) produit avant tout pour la France, en tenant compte de sa doctrine, sa géopolitique et ses besoins avant de se penser pour exporter.
Cette BITD possède plutôt dans une logique d’arsenal que commerciale et ses systèmes les plus modernes comme les véhicules Griffon, Serval et Jaguar sont pensés et développés conformément à une doctrine d’emploi française qui reste singulière. Ils seront ainsi plus difficiles à exporter car les autres nations auront des attentes différentes quant aux performances et capacités attendues. À l’inverse de l’Allemagne, dont l’armée achète ce que produit sa BITD. Si la Bundeswehr (l’armée allemande, NDLR) a son mot à dire sur le matériel qu’elle achète et peut demander des modifications, l’industrie allemande pense ses systèmes avant tout pour pouvoir plaire à des clients potentiels.
Comment jugez-vous l’état de la BITD française ?
La BITD française sort peu à peu de plusieurs décennies plutôt difficiles après la fin de la Guerre froide et la vague de privatisation, qui s’est accompagnée d’une réduction importante des budgets. Cette évolution l’a contraint à changer son modèle économique, à s’impliquer davantage à l’export avec moins de soutien de la part de l’État qui commande moins de matériels qu’auparavant. Cette transition était déjà plutôt bien engagée dans le domaine naval et aérien avec les succès de Naval Group et Dassault*.
La situation reste assez difficile dans le terrestre, mais les deux groupes principaux, Arquus et KNDS France semblent sur une pente positive, mieux intégrée sur le marché mondial et ayant réussi à développer quelques produits phares capables de porter leur effort. Malgré tout, les bons résultats de notre BITD sont «dopés» au Rafale, qui porte le bilan commercial de l’armement français sur ses épaules : sans le Rafale, la France ne serait probablement pas deuxième sur le marché de l’armement mondial.
En quoi une base industrielle et technologique de défense revêt-elle un enjeu de souveraineté ?
Un État qui dispose de sa propre industrie de l’armement sera à même de développer, produire et s’équiper d’un armement qui répondra d’abord à ses propres besoins, à sa propre doctrine, pour permettre à ses armées de répondre au mieux à leurs objectifs.
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Acheter à l’étranger implique une relative perte d’autonomie : quand bien même vous bénéficieriez de transferts de technologies ou d’une production partielle sur votre territoire national, vous restez le plus souvent dépendant de votre fournisseur pour les composants les plus complexes et à plus forte valeur ajoutée. Si les pays qui achètent des chasseurs bombardiers F-35 américaines peuvent prétendre en produire une partie plus ou moins importante, ils restent tributaires des États-Unis pour les pièces les plus avancées, mais aussi pour les indispensables mises à jour logicielles. Dans cette situation, Washington pourrait s’opposer à une action militaire menée avec ces appareils en menaçant de couper l’accès à ces mises à jour ou à la maintenance et contraindre ses partenaires à respecter d’abord ses intérêts.
La France, écrivez-vous, possède une stratégie «bonzaï» d’armement, c’est-à-dire d’avoir une multiplicité d’armements mais en petite quantité. Est-ce pertinent ?
Les budgets militaires, comme les effectifs, ont été réduits à la fin de la Guerre froide dans la plupart des armées occidentales, qui n’avaient plus les moyens de maintenir un format holistique. La France, cependant, a choisi de conserver un maximum de capacité, même réduite au minimum, afin de pouvoir, en cas de nécessité, remonter en puissance. Cette stratégie du «bonzaï» doit, en théorie, permettre de faire grossir les petites branches de l’arbre en cas de besoin. L’armée française a donc conservé des chars, de l’artillerie lourde canon et roquette, des capacités amphibies, de combat en montage ou en milieu arctique, quand d’autres nations ont choisi de se spécialiser davantage pour maintenir une épaisseur plus importante mais sur un panel plus limité de capacités. Les enseignements de la guerre en Ukraine ont montré le danger de tels choix, poussant à réacquérir ces capacités indispensables pour un conflit en haute intensité.
Cette stratégie du « bonzaï » doit, en théorie, permettre de faire grossir les petites branches de l’arbre en cas de besoin.
Léo Péria-Peigné
Le choix du Bonzaï suppose aussi d’avoir du temps pour revitaliser une compétence, mais rien n’est moins sûr en temps de guerre ! Il repose aussi sur la possession de l’arme nucléaire qui doit nous prémunir d’une menace de haute intensité. Nos armées peuvent donc être employées à des missions diverses, comme des missions expéditionnaires. Ce choix n’est pas celui de nos partenaires et dépend d’un choix politique. Veut-on une armée qui nous protège d’une menace étatique comme la Russie ou une armée qui fait un peu de tout ? La question se pose alors que la guerre se poursuit en Ukraine.
La guerre au Haut-Karabagh a montré la nécessité d’une «dronisation» , celle d’Ukraine l’intérêt de conserver de la masse, et celle à Gaza l’utilité du fantassin. Que retenez-vous des évolutions tactiques dans ces trois conflits ?
Le conflit au Haut-Karabagh a montré la puissance d’un écosystème dronisée qui combine des munitions rôdeuse israéliennes, des drones d’observation et de combat turcs et des systèmes dronisés faits main avec des vieux biplans agricoles. Tous ont interagi de manière cohérente et pertinente. Toutefois le conflit a été très rapide et n’a duré que deux semaines. L’Arménie n’a donc pas eu le temps d’élaborer une réponse qui aurait obligé les Azéris à s’adapter. A contrario, en Ukraine, les drones Bayraktar TB2, utilisés au Haut-Karabagh, ont été mis hors jeu très rapidement car ils ne répondaient pas au besoin de ce conflit.
Les Russes possèdent une très bonne défense anti-aérienne et de guerre électronique. Ces drones n’ont donc pas été utilisés et montrent surtout la bonne capacité d’adaptation des deux protagonistes. Il faut néanmoins garder en tête qu’à Gaza comme en Ukraine, le fantassin et l’artillerie demeurent des éléments essentiels à la guerre. 80 à 90% des morts et blessés, ainsi que des véhicules touchés, le sont par des éléments classiques comme l’artillerie et des lance-roquettes.
*Le groupe Dassault possède Le Figaro
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